Question à Roland Gori
Pourriez-vous exprimer votre ressenti sur la rencontre avec le réalisateur Xavier Gayan ?
Lorsque Xavier Gayan est venu me voir pour me proposer de réaliser un film sur moi à la suite d’un débat que j’avais eu autour du film, Dans le ventre de l’hôpital, j’avoue que je n’ai pas du tout mesuré l’investissement et l’implication que cela exigerait.
J’avais l’habitude des interview et des vidéos de conférence et un de mes amis, Christophe Chassaigne, avait même réalisé un DVD sur moi : Gori l’individu libre”
J’avais eu aussi quelques heures de rush avec la réalisatrice Anne Alix qui avait abouti à un film diffusé sur le Net, Pour des sciences encore humaines. Je n’avais pas conscience du temps et des affects que Xavier allait exiger. Parce que Xavier est exigeant, avec son œuvre d’abord, avec lui-même ensuite, et finalement avec tous les protagonistes de sa pièce cinématographique !
Je pensais que Xavier serait un miroir sonore et visuel de mes propos. En somme, et sans doute comme bien des intellos qu’on interviewe je pensais qu’il se contenterait de capter le temps que je voudrais bien lui accorder et les propos que je voudrais bien tenir. C’est-à-dire, naïvement je supprimais par cette conception l’originalité de son propre travail, le cœur de son métier dont je faisais l’éloge à l’Appel des appels.
Il m’a contraint à le reconnaître et s’est imposé comme le maître d’œuvre d’une création dont j’avais accepté l’ouvrage. Il m’a demandé beaucoup de temps, fait parcourir beaucoup de lieux, à des moments différents de ma vie. Il a ensuite sculpté dans le rush des dizaines d’heures d’entretiens, l’œuvre qui lui convenait pour exprimer ce qu’il disait être ma pensée.
Ce qui est en partie vrai, en partie seulement, analogue en cela aux images de moi qu’il me montrait en prétendant que c’était moi et dont, parfois, je haïssais l’image qu’elles me renvoyaient. C’est à ce moment-là je pense que nos transferts se sont croisés, donnant lieu quelquefois à une exaspération partagée de part et d’autre, d’autre fois à une tendresse bourrue ou à une satisfaction commune.
J’avais vu certains films de Xavier comme : Les Poêtes sont encore vivants, Rencontre en Guyane et plus récemment : Maître Contout, mémoire de la Guyane,
J’avais apprécié la beauté des images, l’originalité des prises de vue et de son, la pertinence des messages. Mais il m’a fallu l’apprendre par moi-même,
Xavier est un sculpteur auquel on fournit la matière, et en procédant comme le grand Michel-Ange per via dilevare, il peut faire mal parce que la matière est vivante. Je crois que c’est un réalisateur de grand talent et je regrette ma naïveté d’avoir pu penser que j’avais affaire à un producteur d’images. C’est un vrai oeuvrier qui témoigne parfaitement de ce qu’à l’appel des appels nous appelons de nos vœux, un homme de métier. Je crois bien avoir, à mon insu, contracté une dette que ma modeste participation à son travail ne finit pas d’acquitter.
Une complicité s’est créée entre nous, elle n’est exempte ni de tension ni d’estime. C’est une vraie rencontre.
Pourriez-vous nous commenter votre parcours ?
Je suis né dans une famille italo-provençale à Marseille au sein d’un quartier populaire, à une époque où la ville avait conservé sa structure de conglomérat de « villages ». Les parents, les voisins, les amis se nourrissaient les uns les autres de conversations passionnées où se déployaient les affects de haine et d’amour, de rivalité et d’entraide.
Quand j’y pense cette atmosphère de passions, héritées des espoirs du Front Populaire et des terreurs comme des privations de la Deuxième Guerre Mondiale, n’est sans doute pas étrangère à mon intérêt scientifique et philosophique pour La logique des passions (Flammarion, 2002).
Je retrouve dans les films de mon concitoyen Robert Guédiguian bien des souvenirs de mon enfance où la culture populaire naviguait entre « la misère et le soleil » pour reprendre l’expression d’Albert Camus. Dans cette culture du peuple où se mêlaient le marxisme de mon père et le catholicisme de ma mère, j’ai acquis le goût du sacré, la foi en une spiritualité qui s’est rapidement reportée dans mon histoire personnelle dans les différentes régions du savoir.
Ma mère ne cessait de me dire qu’« un stylo était moins lourd qu’un marteau » afin de m’encourager dans mes études ; et mon père fustigeait l’ « ignorance », cause de toutes les servitudes. Je me suis donc attelé à la tâche de devoir réaliser les attentes de mes parents comme les espoirs d’un père trop tôt privé du sien.
D’une manière ou d’une autre je n’ai jamais quitté les bancs de l’école. Ce qui explique sans doute ma colère et mon indignation pour un Jean-Michel Blanquer qui en dynamite l’édifice. L’école aussi sacrée que l’Église m’apporta bien des satisfactions, de l’école primaire au collège au moins, puisque mon adaptation au lycée, plus petit-bourgeois et arrogant, m’apporta plus de difficultés. Je faisais partie de ce que l’on appelle pompeusement maintenant les « trans-classes », dont le sociologue Pierre Bourdieu a montré qu’ils se trouvent à un moment donné dissociés entre deux cultures, clivés entre deux habitus (disposition à agir et à penser).
Sans doute mon intérêt pour la psychologie sociale des groupes et des institutions n’est-il pas étranger à cet écartèlement des jeunes gens entre les cultures de classes sociales différentes. Sans doute est-ce aussi ce qui justifie jeune homme ma fascination pour le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal, et en particulier mon affinité avec le personnage de Julien Sorel auquel je m’identifiais au point de penser signer un jour mes futurs « romans » de son pseudonyme.
Une crise assez violente de l’adolescence me précipita hors de mon état d’enfant sage comme de la classe de « mathématiques élémentaires » au sein de laquelle je préparais mon baccalauréat dans un lycée que j’abhorrais tous les jours davantage. Je privais définitivement mon père de son rêve de me voir devenir ingénieur et m’égarais dans le champ des études littéraires et de psychologie. Tout en poursuivant mes études, je travaillais comme instituteur et professeur de collège et parvenais ainsi à acquérir une indépendance matérielle dont je pensais, innocemment, qu’elle générerait une autonomie sociale et psychologique.
Il me fallut quelques décennies de psychanalyse pour guérir de cette illusion. La psychanalyse, sans doute parce qu’elle est d’abord et avant tout un travail de la parole et par la parole, fût la passion de ma vie.
Je m’y suis prélassé dans ses illusions comme dans ses terreurs, me plongeant dans le vide et le chaos auquel s’adossent nos discours et n’en émergent qu’en renversant le gouffre du deuil et de la désillusion. Mais, avant cette aventure de l’analyse, il me fallut satisfaire mon ambition des titres et des diplômes en m’abandonnant à la saveur des savoirs, saveur et savoir ont la même étymologie. Je réussis assez brillamment je dois le dire des études entreprises à la Faculté des Lettres et des Sciences à Marseille et à Aix en Provence et terminées à Paris. Là encore je répétais dans mes choix la puissance de mon ambivalence, passionné par la psycholinguistique expérimentale et la neurobiologie des comportements je décidais de « monter » à Paris pour les approfondir… mais je terminais mon voyage par une inscription en psychologie clinique et pathologique à l’Institut de Paris.
Je dois dire qu’autant j’ai détesté le lycée, son arrogance rance et stupide, la bêtise sociale de mes condisciples et la médiocrité des professeurs, à l’exception de quelques-uns tout à fait remarquables, autant j’ai adoré les Facultés, leurs enseignements en liberté, leur invitation à « marronner » (1) . Presqu’un demi-siècle plus tard, mon dernier livre, La Fabrique de nos servitudes (2022), invite à ce marronnage par la poésie, l’art, la littérature, la philosophie, pour sortir des aliénations de la morale utilitaire et de la raison instrumentale. Soyons juste, je dois à un professeur de philosophie d’avoir quand même eu la sagesse de me convaincre de passer un Baccalauréat lorsque j’ai voulu interrompre mes études.
C’était un corse tout à fait extraordinaire qui nous expliquait que l’héroïsme n’est que la poursuite d’une habitude et que prenant le maquis ses compatriotes poursuivirent le braconnage, remplaçant simplement les lièvres par les « boches ». Grâce à lui j’ai pu m’inscrire à l’Université. Après avoir terminé mes études de psychologie, et à la suite d’un bref séjour comme psychotechnicien au Ministère du Travail, je prenais un poste de psychologue clinicien dans un Centre Psychothérapique à Châteauroux.
J’y ai exercé toutes sortes de fonctions. J’occupais un logement de fonction à l’hôpital et me trouvais parfois requis à de « gardes administratives » le Week-End, à devoir assurer les « entrées » des nouveaux patients, à être chargé de la formation du personnel soignant et contraint de pratiquer des psychothérapies dont je n’avais eu aucunement l’expérience. Inutile de dire que rien dans mes études ne m’avait préparé à de telles responsabilités. J’accumulais les bilans psychologiques et les « réunions de synthèse » qui n’ont bien souvent pour toute préoccupation que de préciser le diagnostic sans pouvoir apporter le moindre soulagement aux souffrances des patients. Une fois encore je récidivais. Je me tournais vers le savoir sans égard pour le gouffre d’angoisse dont il surgit. Je montais à Paris faire une thèse de doctorat sur « la validité des critères linguistiques en psychologie clinique » sous la bienveillante codirection des Professeurs Anzieu et Maisonneuve. Toujours cette passion pour le discours, la parole, le langage et la langue, toujours la même erreur, celle de les traiter en système d’informations que l’on peut passer à la moulinette des ordinateurs et autres instruments de mesure.
Cela m’aura permis, bardé de mon doctorat, d’être nommé Assistant puis Maitre-Assistant (équivalent du Maitre de conférences actuel) à l’Université d’Aix-en-Provence et de rejoindre l’équipe de recherches du Professeur René Kaës qui travaillait sur la psychologie psychanalytique des groupes et des processus sociaux. Entre temps je m’étais rendu compte que le savoir sur la parole ne servait pas à grand-chose pour comprendre le savoir de la parole et j’avais entrepris à Paris une psychanalyse avec Paulette Dubuisson qui était d’une écoute bienveillante et attentive. Au point sans nul doute de me faire quitter Paris pour cause de « poste universitaire » et de poursuivre cette analyse avec le Docteur Denise Pache dont l’intransigeance et la rigueur (rigidité ?) tranchèrent avec la bienveillance de « Paulette ». Je m’enfonçais alors dans des ténèbres qui me laissèrent en fin de course, meurtri, dépouillé, démuni, « féminisé ». Je n’en réchappa que par la sagacité et la finesse d’analyse du Docteur Robert Pujol, ex-analysant de Jacques Lacan dont il s’était, disait-il, « séparé » sans le « quitter », avec lequel j’entamais treize années de « contrôle » qui se révélèrent très vite comme une poursuite et une conclusion de ma psychanalyse. Je lui dois beaucoup.
Ce voyage au bout de ma nuit sans étoiles ne m’avait pas empêché de soutenir une deuxième thèse, « la grande » disait-on à l’époque, sur « recherches cliniques et psychanalytiques sur l’acte de parole » dans laquelle, enfin, je reconnaissais le pouvoir sexuel et agressif de la parole, les effets performatifs du langage et la puissance d’émancipation de l’acte de création. Nombre de mes analyses actuelles sur le pouvoir aliénant des codes et des normes, sur l’aliénation des corps et sur la valeur d’émancipation du jeu, de l’art et de la fiction, s’enracinent dans ce premier travail de recherches référencé à l’approche du pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott. J’ai ensuite rencontré nombre de collègues qui ont accompagné ma « formation » psychanalytique, compagnons de route et superviseurs, mais deux noms viennent à ma mémoire lorsque je me demande de qui je tiens cette fonction psychanalytique dont je suis le locataire intermittent. Deux noms qui m’ont appris non la technique analytique que l’un comme l’autre abhorraient, mais les conditions pour retrouver de temps à autre la grâce de la position analytique, c’est-à-dire celle de l’analysant. Le premier, c’est le Dr Robert Pujol, j’en ai déjà parlé. Le second, c’est le Dr Conrad Stein auquel je dois beaucoup, dont l’héritage est immense tant il était passionnément freudien, au cours de promenades dans le jardin du Luxembourg comme en séances de « contrôle » (il haïssait ce terme et sa valeur d’« emprise ») ou encore lors de la préparation d’articles pour son excellente et exigeante revue Études Freudiennes.
Il fût incontestablement le premier et le seul à me montrer qu’aucune institution de psychanalystes n’a été à la hauteur de la méthode freudienne dans ses dispositifs de formation. Il est présent à quasiment chaque page de mon livre le plus épistémologique, La Preuve par la parole (1995), que je lui dois ainsi qu’au Dr Robert Pujol. Les séminaires que j’ai animés depuis au moins 25 ans dans l’écoute des psychanalystes, des psychologues, des médecins et soignants de toutes les spécialités médicales, doivent à Conrad Stein une méthode, justement nommée, la méthode Stein.
J’ai trouvé dans l’Association Espace Analytique dont je suis membre, l’occasion de compagnonnages, en particulier avec mon collègue et ami le Pr Alain Vanier. A l’Université, et parallèlement à mon parcours psychanalytique, j’ai eu très jeune la chance et l’audace d’occuper des postes universitaires en responsabilité, nommé maitre de conférences (l’équivalent de professeur actuel) à Montpellier, élu au Conseil Supérieur des Corps Universitaires, puis professeur à Aix-Marseille-Université, j’ai créé et dirigé des équipes de recherches, dirigé des thèses de doctorat et des habilitations à diriger des recherches, participé à toutes sortes de commissions et d’instances de recrutement et de promotion des collègues de psychologie et de psychopathologie.
J’ai vu de près la prolétarisation du statut des universitaires, la précarisation de leurs ressources et de leurs droits, la standardisation et la taylorisation de leurs pratiques, l’idéologie « entrepreneuriale » qui gangrène les universités. Je sais de quoi je parle aujourd’hui lorsque j’évoque cette « casse des métiers » que j’ai vu mise en œuvre par tous les pouvoirs qui se sont succédé depuis quarante ans. J’ai vu la manière dont les « experts », parfois des plus médiocres représentants de leur discipline universitaire, pouvaient renier les exigences éthiques de liberté et de « franchises » universitaires, dénier le respect de la preuve et des valeurs de tolérance pour profiter des circonstances et faire avancer la cause de leur « boutique » ou l’avantage de leur dossier de promotion.
Tous ne s’abandonnent pas à l’attrait de ces turpitudes qui permettent à de nouveaux « élus » de régler leur compte ou de faire avancer leur propagande. Tous n’utilisent pas la vague idéologique poussée par des pouvoirs qui sélectionnent les « experts » en fonction de leurs préjugés métaphysiques et de leurs intérêts politiques, pour y imposer les modèles et les schémas qui les avantagent. En quinze années de pratiques d’évaluation au sein du Comité National des Universités (en assurant les fonctions de Président et de Vice-président de ma « section »), sept années d’expertise au Ministère de la Recherche, près de quarante ans de participations à des jurys et des commissions de sélection, je peux dire que j’ai rencontré des collègues « attachants », travaillant sérieusement, honnêtes et désireux de bien faire et aussi de sacrés « connards » « roublards » et malfaisants, capables d’enseigner l’éthique… tout en « couchant » avec leurs patientes !
J’ai pu aussi constater que lorsqu’on laisse du temps à la réflexion, à la parole et au débat, les universitaires parviennent à des compromis, respectent la biodiversité des théories, des méthodes et des pratiques. Par contre, lorsque le temps manque, lorsque la file d’attente des dossiers à traiter s'accroît, lorsque la concurrence devient le principe cardinal de survie dans une conception de la recherche qui la réduit à un ensemble d’« appels d’offre », alors la guerre de tous contre tous se développe et l’exigence de vérité et d’honnêteté reste sur le pas de la porte.
Cela s’est accompagné depuis vingt ans d’une conception de la valeur, de la qualité réduite à la propriété émergente de la quantité. Cette conversion de la qualité des travaux en quantité s’inspire des critères d’une économie financiarisée qui impose son totalitarisme culturel à la planète entière et fait de nos vies ce que Paul Valéry disait de la concurrence : elle « produit le meilleur marché, mais pas la meilleure qualité ».
C’est dans l’évolution de ces pratiques d’évaluation que j’ai découvert toutes les stratégies de fraudes et d’impostures qui m’ont semblé favoriser ces nouveaux critères de détermination de la valeur de ce que nous produisons. Ces nouveaux critères substituent aux résultats concrets de nos actes professionnels (de soin, d’éducation, de recherche, d’information) des scores abstraits et chiffrés à atteindre (taux d’audimat, nombre d’articles publiés, impact factor des revues, tarifications comptables des activités…).
A partir de quoi les professionnels ne cherchent plus à accomplir leurs actes pour répondre aux finalités de leurs métiers, mais adoptent des stratégies payantes, allant jusqu’aux impostures, pour atteindre le meilleur score. Cette Fabrique des imposteurs (2013) a eu un écho certain dans les médias qui a amené à ce que la vidéo d’une de mes conférences sur ce thème soit vue plus d’un million et demi de fois. Ainsi en va-t-il aujourd’hui de l’ensemble des métiers, du soin, de l’éducation, de la recherche, du travail social, de la justice, de l’information, de la culture… que nous avons, avec Stefan Chedri, Barbara Cassin, Christian Laval … et 90 000 signataires, appelé en 2009 à une insurrection des consciences (2009). Depuis, la dizaine d’ouvrages que j’ai publiés aux Liens qui Libèrent, chez Sophie Marinopoulos et Henri Trubert, portent les traces de ces recherches qui approchent les métiers comme un ensemble de pratiques sociales issues de la civilisation politique des moeurs et y contribuant. C’est avec le Docteur Marie José Del Volgo, mon co-auteur et mon épouse, que j’ai commencé à analyser les pratiques médicales, psychologiques et psychiatriques comme des pratiques sociales qui, en médicalisant les existences, imposent des normes de civilisation des moeurs dont leurs modèles dominants sont issus, La santé totalitaire (2005) et Éxilés de l’intime (2008) notamment.
Elle est sans relâche la partenaire de mes dialogues, cet Autre intérieur auquel Aristote prêtait la capacité de nous permettre de penser, ce qui, en aucune manière, allège l’aide qu’elle m’apporte dans l’écriture de mes écrits que je soumets à la vigilance de sa lecture. Non que les résultats de la recherche médicale, psychologique et psychiatrique soient des « constructions sociales », ce serait absurde, mais la grammaire dominante des discours à une époque donnée et dans une société donnée, conditionnent, facilitent ou empêchent leurs découvertes et leurs mises en œuvre. Ce travail de recherches qui a fait suite à l’Appel des appels dont j’ai parlé, suppose au préalable une réflexion épistémologique qui permet de différencier la science (la connaissance scientifique) des idéologies scientifiques qui s’en inspirent. C’est un travail qu’à la suite des philosophes Georges Canguilhem et Michel Foucault nous avons entrepris avec Marie José Del Volgo qui montre que le savoir d’une époque et d’une société n’est pas la science mais l’ensemble des règles qui déterminent et structurent ses discours. Dans mes derniers travaux je montre, par exemple, comment la jonction des nouvelles technologies et du scientisme neuroscientifique aboutit à la conception d’une neuro-pédagogie fabriquant une humanité numérique pour laquelle les manipulations de l’économie comportementales (les nudges, « coups de coude ») tendent à remplacer le dialogue socratique et l’invention de la démocratie.
Au début des années 2000, nous avons avec mon collègue et ami le Pr Pierre Fédida créé le SIUEERPP, Séminaire Interuniversitaire d’Enseignement et de Recherches en Psychopathologie et Psychanalyse, pour défendre à l’université la cause de cette connaissance tragique (Frederick Nietzsche) que permettent les pratiques de la psychanalyse et de la psychopathologie clinique.
C’est actuellement mon collègue et ami, le Pr Alain Abelhauser à qui appartient d’en défendre la cause. Aujourd’hui où les humanités sont mises en pièces par les réformes stupides des petits marquis du néolibéralisme, je trouve extraordinaire l’apport de la psychanalyse comme de l’histoire ou de la sociologie critique à la construction de conditions sociales et symboliques permettant la pensée.
C’est à l’analyse de ces conditions favorisant la capacité de penser, qui pour Hannah Arendt conditionne la morale, que j’ai consacré l’écriture de mes derniers essais. Faute de cet humus qui permet de pouvoir penser nous sommes livrés à Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes (2017). C’est ce titre qu’a retenu Xavier Gayan pour le film qu’il a bien voulu me consacrer.
(1) Les nègres « marrons » étaient les esclaves parvenus à s’évader de la propriété de leurs maitres au risque de leurs vies ou d’être abominablement mutilés. Les propriétaires des plantations engageaient des « chasseurs » d’esclaves marrons pour tenter de s’opposer à ces révoltes. Il existait des communautés de « marrons » réfugiées sur les cimes (c’est l’étymologie du mot espagnol cimarron, « vivant sur les cimes », qui a donné « marron »). Plus généralement, le marronnage a fini par désigner le retour à « l’état sauvage » des hommes et des animaux.
Parutions litéraires récentes : La fabrique de nos servitudes (2022, LLL : “Les Liens qui libèrent”)); Et si l'effondrement avait déjà eu lieu, L'étrange défaite de nos croyances Paru le 3 juin 2020 Essai (broché), Homo Drogus (2019, H.Collins) La nudité du pouvoir (2018, LLL), Un monde sans esprit (2017, LLL), L’individu ingouvernable (2015, LLL), Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux? (2014, LLL), La Fabrique des imposteurs (2013, LLL), La Dignité de penser (2011, LLL), La folie évaluation Les nouvelles fabriques de la servitude (ouvrage collectif sous la direction de Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, 2011, Les Mille et une nuits (Fayard), De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité (2010, Denoël), L’Appel des appels Pour une insurrection des consciences (ouvrage collectif sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval, 2009, Exilés de l’intime La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique (avec MJ Del Volgo, Denoël, 2008) ; La santé totalitaire Essai sur la médicalisation de l’existence (avec MJ Del Volgo, 2005, réédition, Flammarion-Poche, 2009) ; La Preuve par la parole (1996, réédition augmentée érès, 2008) ; Logique des passions (2002, réédition Flammarion-Poche, 2006) ; L’Empire des coachs Une nouvelle forme de contrôle social (avec P. Le Coz, Albin Michel, 2006).
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