Entretien avec Lucrecia Martel, réalisatrice de La Cienaga
Pour son premier long-métrage, l'argentine Lucrecia Martel fait très fort.
Après avoir obtenu en 1999 le Sundance Filmmaker Award pour le scénario de
La Cienaga ("le marais"), elle réussit l'exploit de faire tourner deux stars
du cinéma argentin, Mercedes Morán et Graciela Borges, dans sa région natale
de Salta, à 1500 kilomètres de Buenos Aires, en plein été et dans une zone marécageuse.
Aussitôt terminé, le film est sélectionné en compétition officielle à Berlin
2001, où il remporte le Prix Alfred Bauer de la meilleure première oeuvre, avant
de voir la vie en rose à Toulouse
avec le Grand Prix Coup de Coeur, valant 20 000F d'aide à la distribution, et
le Prix Découverte de la Critique Française. Rencontre avec une réalisatrice
un peu asthmatique, plutôt volubile et très heureuse, et dont le premier film
ne s'enlise jamais dans les poncifs.
Y a t-il une part d'autobiographie dans votre film?
Oui, le film est en partie autobiographique. Le matériau du film, certaines
scènes et certains petits détails ont à voir avec mon expérience personnelle.
Cependant, ce n'est pas le reflet exact de ma vie. Par exemple, ma mère n'était
pas alcoolique! (rires)
Votre vision de la classe moyenne est assez critique...
J'ai essayé de faire ce film avec la plus parfaite sincérité. Il me semble
que la classe moyenne latino-américaine a une lourde dette historique à payer
et un passé historique très, très particulier. Je sentais que je devais avant
tout parler de moi-même pour pouvoir m'exprimer sur cette situation. Bien qu'elle
ait joué un très mauvais rôle dans l'histoire, je sens aussi que la classe moyenne
est impliquée dans quelque chose de très complexe et qui nous dépasse tous.
Alors, même si je suis assez critique envers ma propre classe, je ressens une
certaine compassion face à l'impossibilité qui nous est donnée de nous sortir
de cette situation et du conservatisme.
En tout cas, il n'était pas dans mon intention de délivrer une thèse sur la
classe moyenne argentine, une thèse parfaite et définitive, encore moins de
proposer des solutions. Cependant, j'ai une vision très claire des conflits
qui sont au coeur de ma propre existence, ces mêmes conflits qui déchirent la
classe moyenne. J'aurais pu faire un documentaire sur cette situation, mais
ce n'est pas non plus ce que je voulais. Je voulais juste réfléter mes sentiments
personnels avec le plus d'honnêteté possible.
Les femnes sont très fortes dans votre film, peut-être plus que les hommes...
Je ne crois pas que les personnages masculins sont vraiment plus faibles. Ils
sont moins présents parce que le film repose sur la maison, sur l'univers intérieur
de la maison où les femmes sont très présentes. Mais je sais pas si elles sont
plus habilitées à survivre que leurs époux. C'est surtout parce que le film
s'attache à décrire avec une certaine intensité l'expérience des femmes qu'on
pourrait penser ça, mais si on se penche vraiment sur le rapport hommes/femmes,
je ne crois pas qu'on puisse dire qu'elles sont simplement plus fortes.
Comment s'est déroulée l'écriture du scénario?
J'ai commencé l'écriture du scénario par de simples scènes de vie familiale,
avec tous les dialogues familiers que cela implique, quand les familles sont
réunies, qu'elles reçoivent des visiteurs, etc. Donc j'ai commencé à écrire
en pensant à ma famille et à des familles d'amis. Pour moi, ce sont des univers
très attractifs, où beaucoup de choses sont dissimulées, où l'on ne parle jamais
des choses directement mais en les abordant de biais. Il y a plein de choses
qui se passent de manière souterraine... Mais la décision d'organiser le scénario
en deux familles et la durée du temps impartie aux événements sont venues après
avoir écrit déjà beaucoup de scènes isolées sur la vie familiale.
La nature semble aussi jouer un rôle très important dans le film...
Oui, la maison et son environnement, la nature, étaient pour moi des éléments
fondamentaux. Il me semblait que si je voulais explorer les personnages en détail,
il fallait aussi que je montre leur environnement. Je ne sais pas si on peut
parler de personnage à part entière, mais en tout cas l'environnement des personnages
a une incidence dramatique très forte. La maison peut en elle-même être vue
comme un piège. En général, quand on pense à la maison, on idéalise, on pense
à un nid douillet, au cocon de la famille, mais la maison peut aussi être un
piège mortel, un lieu de volupté, de sensualité. Mais c'est quelque chose qui
nous fait peur, car nous n'osons pas transgresser certaines règles, certaines
normes. Ainsi, le sexe se trouve banni de l'univers de la maison, sauf entre
hommes, tout est très organisé, la cuisine est réservée aux femmes, les chambres
sont distribuées de manière quasi hiérarchique... mais je crois que la vie humaine
dépasse tout ça, dépasse les règles, les catégories, les dogmes, et la nature
finit par s'infiltrer dans tout ça. Dans la réalité, je ne crois pas que les
choses fonctionnent de manière symbolique. Bien sûr il est question de traditions,
d'un lourd passé historique... Certains éléments de la maison, de la nature
peuvent présager des événements de la vie de chacun. C'est quelque chose qui
est fortement inscrit dans notre culture, comme une note de couleur, mais il
n'y a pas dans le film de véritable charge symbolique.
Au travers de scènes très sensuelles, vous osez aussi aborder le thème de
l'inceste...
Je ne plaide pas en faveur de l'inceste, mais je crois que la sensualité humaine
déborde les tabous. Les tabous sont imposés aux hommes, mais l'existence humaine
ne fonctionne pas selon eux. La vie finit toujours par échapper à toutes nos
tentatives d'organisation, de classification.
Comment avez vous vécu le tournage de votre premier-long métrage?
Pour moi l'écriture du scénario, la préproduction et le tournage sont des moment
de vrai bonheur. En comparaison, la postproduction est un moment plus douloureux.
Le tournage, c'est comme une fête, je trouve, on est là, tous ensemble, avec
les acteurs, on mange ensemble... Nous filmions à 1700 kilomètres de Buenos
Aires, toute l'équipe a du faire le déplacement, certains acteurs venaient de
Buenos Aires, d'autres des environs, et il nous a fallu vivre tous ensemble
au même endroit pendant 40 Jours. Nous tournions en été, et nous étions très
affectés par le climat, par les pluies, par les scènes, donc il y avait une
atmosphère de tournage vraiment particulière, ce qui arrive souvent quand on
tourne en dehors des villes. Quant on est dans un endroit vraiment à l'écart,
comme ça, il se produit une sorte de fièvre collective, mystique, on commence
à voir des choses du film se produire dans la réalité, ce genre de choses...
Un grand travail a été fait sur la bande son...
L'image du film peut paraître un peu austère, mais la bande son ne l'est en
rien, elle est baroque, même s'il ny a pas de musique. Il y a beaucoup d'éléments
différents dans cette bande son. Pour moi, le film est voluptueux, de la façon
dont je conçois la volupté. Je vois mon film comme un paysage rempli de mille
petites choses, les choses qui se passent quand des familles se réunissent.
Ce n'est pas un film baroque dans le sens où il serait rempli d'effets très
appuyés. Il n'y a pas une photo super travaillée, des effets de lumière, de
son, de musique. Mais c'est un film qui regorge de plein de petites choses...
Dans le film, la mère veut à tout prix aller en Bolivie pour faire du shopping.
C'est quelque chose de courant en Argentine?
En Argentine, il y a une tradition: les femmes vont faire leur shopping en
Bolivie parce que c'est moins cher. Donc, à certaines périodes de l'année, surtout
avant la rentrée scolaire, elles vont faire leurs achats en Bolivie. Et je trouve
ce voyage vraiment stupide, ça n'a rien de culturel ou d'exotique. Je trouvais
donc particulièrement édifiant que dans le film ce soit le grand projet de cette
femme, de traverser la frontière pour aller acheter des choses qui sont un peu
moins chères, souvent des petits articles de rien du tout qui viennent généralement
du Brésil.
Pourquoi le personnage du docteur est-il appelé "gringo"?
Pour nous, Gringo désigne toute personne aux cheveux un peu clairs. Donc moi,
avec mes cheveux blonds, je suis une "gringa". C'est une de ces petites subtilités
de langage qui font bien voir que cette société reste très marquée par les couleurs.
Ce n'est pas bien méchant, mais c'est vrai qu'il y a quand même un peu de racisme
là-dedans... C'est comme quand on dit "blanc" ou "noir" de quelqu'un, après
tout...
Y a t-il des réalisateurs qui vous ont influencée, que vous admirez?
J'admire Kubrick pour l'attention qu'il apporte au son et au montage. Il m'hypnotise...
Je ne sais pas si c'est lié au fait que je suis asthmatique et que Kubrick l'était
lui aussi (rires), mais le traitement du temps et du son dans ses films me bouleversent.
J'admire ça. Quand on regarde un film d'horreur, on peut fermer les yeux si
on a peur, mais on se bouche rarement les oreilles, et donc le son a une importance
folle, il passe à travers la peau comme une odeur, on ne peut s'en défaire facilement.
J'aime les réalisateurs qui font attention au son. Dans 2001, j'adore
toutes les déambulations dans les vaisseaux, cette perte très suave de la notion
du bas et du haut, ça me fait beaucoup d'effet. En plus, tout le vaisseau est
comme une sorte de respiration humaine. Mais bon, ça doit venir du fait que
j'ai quelques problèmes de respiration! (rires)
Y a t-il d'autres films qui vous ont marquée?
Comme la plupart des réalisateurs de ma génération, je crois que je suis plus
attaché à des films qu'à des filmographies et des réalisateurs. J'adore les
premiers films de John Woo, Le Silence d'Ingmar Bergman, David Lynch,
Le Festin Nu de Cronenberg. Je suis très éclectique.
Quels seraient vos trois films préférés?
Le Silence de Bergman, Lost Highway ou Blue Velvet de
David Lynch et... aïe, ça se complique! Seulement deux, alors! (rires)
Peut-être un film latino-américain pour compléter?
Oui, il y a un réalisateur que je trouve très intéressant et qui filme avec
beaucoup de volupté: Leonardo Favio. Il est argentin, il a fait des films très
connus dans les années 70, notamment Nazareno Cruz y el Lobo (1974 -
l'histoire d'un garçon qui se transforme en loup garou dès qu'il tombe amoureux!),
d'après une légende latino-américaine. C'est un film épique et fantastique,
et j'adore ce genre de cinéma. Je n'aime pas beaucoup le réalisme ou le néo-réalisme.
Mon film n'est pas du tout néo-réaliste. J'aime à penser qu'il a un côté fantastique...
Pour finir, La Cienaga est dédié à deux femmes. De qui s'agit-il?
Le film est dédié à mes grands-mères.
Entretien réalisé au Festival de Berlin 2001 par Robin
Gatto et Glenn Myrent
A Lire :
Compte
Rendu des Rencontres d'Amérique Latine de Toulouse
Festival de
Berlin 2001