Après le noir
et blanc sobre et maîtrisé de The General qui avait marqué il y a trois
ans sa résurrection, John Boorman revient à un genre qu'il affectionne : le
film d'aventure mâtiné de politique tourné dans une contrée lointaine. Après
l'Amazonie et la Birmanie, c'est au Panama que le cinéaste britannique a choisi
de planter sa caméra. Dans Le Tailleur de Panama, il confronte Geoffroy
Rush à Pierce Brosnan, lequel s'amuse comme un fou avec son image de
James Bond. Le réalisateur revient également avec nous sur son
ancien projet de porter à l'écran la trilogie de Tolkien Le
Seigneur des Anneaux, désormais en chantier par un autre cinéaste
: Peter Jackson.
Votre dernier
film, The General, était une production indépendante, pourquoi
avez vous décidé de retourner avec un grand studio, en l'occurrence
la Columbia?
Vous savez, le
cinéma indépendant a aussi son lot d'inconvénients, notamment
le financement, qui est fait de petits apports par ci et de petites contributions
par là... Une fois le financement terminé, c'est sûr, on
a une grande liberté de tournage... Mais j'étais très heureux
d'avoir le soutien d'un grand studio cette fois, pour ne plus avoir ces soucis
d'argent (rires) Par contre, c'est vrai que le travail avec un studio implique
d'avoir affaire à sa bureaucratie. Et c'est quelque chose de très
fatigant. Mais l'actuel président de Columbia est John Calley, avec qui
j'avais déjà travaillé, à la Warner, pour Délivrance.
Donc nous nous connaissions depuis longtemps, et comme c'est aussi un ami de
John Le Carré, c'est lui qui nous a réunis en pensant que nous
ferions un duo très dynamique!
La Columbia
a t-elle été intimidée par le contenu politique du film?
En fait c'est la
Columbia qui est à l'origine du projet, car elle détenait les
droits d'adaptation du livre. Donc je pense qu'elle était naturellement
très ouverte à l'idée de faire ce film.
Mais les allusions
à George Bush, etc?
Oui, je crois que
la Columbia n'était pas très à l'aise avec ça, mais
c'est toute l'Amérique en fait qui ne sent pas très à l'aise
avec George Bush actuellement! Donc, on peut dire qu'il y a de la censure dans
l'air en ce moment, mais la Columbia n'est pas du tout intervenue dans le contenu
du film. Ils ont été un peu surpris ou choqués par les
scènes dont vous parlez - même s'ils les connaissaient déjà
depuis le scénario. Mais j'avais le final cut, alors ils ne pouvaient
rien dire. Par contre, j'ai du me battre pour que le film soit distribué
dans des conditions normales. Mais une fois sorti dans les salles, il a obtenu
la faveur des critiques et du public. Donc même s'il y a bien eu quelques
moment délicats avec le studio, nous sommes maintenant réconciliés!
A t-il été
dur de faire accepter le rôle en contre-emploi joué par Pierce
Brosnan?
Non, pas vraiment.
Par contre, le studio pensait que le rôle de Geoffrey Rush devait être
tenu par une plus grande star. Mais j'ai insisté pour avoir Geoffrey
Rush, jusqu'à ce qu'ils me disent: "Bon, OK, mais maintenant il
faut trouver une plus grande star pour l'autre rôle!" C'est à
ce moment là que j'ai proposé Pierce Brosnan, ce qui a eu l'heur
de leur plaire, puisqu'ils se sont dits: "Oh, Pierce Brosnan dans un rôle
d'espion, cela va sûrement attirer le public!" Moi, j'avoue que ça
m'inquiétait un peu, je me disais: "Les gens vont s'attendre à
voir un espion à la James Bond, mais Pierce n'est pas comme ça
dans le film..." Mais une fois le casting terminé et le tournage
commencé, Pierce et moi avons pris beaucoup de plaisir à déconstruire
le mythe de James Bond!
Comment avez-vous
réussi à créer l'alchimie parfaite qu'on sent entre Pierce
Brosnan et Geoffrey Rush?
Beaucoup de choses
différencient Pierce et Geoffrey, autant leurs parcours professionnels
que leur approche du mêtier. Donc il était difficile de les mettre
en accord, mais nous avons répété les rôles pendant
deux semaines avant le tournage, et cela leur a permis de dépasser leurs
différences et de développer des rapports de tournage harmonieux.
C'était merveilleux de voir cette alchimie naître et grandir entre
eux. Mais je pense que le rôle du réalisateur est justement de
donner aux acteurs un contexte de confiance et de sécurité, dans
lequel ils puissent oser se découvrir, s'exposer, prendre des risques.
Vous avez toujours
eu des acteurs majeurs dans vos films, Lee Marvin, Toshiro Mifune, Sean Connery,...
Peut-on parler d'alter egos?
Cela dépend
de qui! Lee Marvin était un homme et un acteur extraordinaire, qui m'a
beaucoup appris sur la dimension de l'acteur. Il était constamment à
la recherche du geste et de l'action pouvant faire passer une idée de
manière métaphorique. Je ne vois pas ces acteurs comme des alter
egos, sauf peut-être le petit garçon de Hope & Glory,
parce que ce film est l'histoire de mon enfance. Mais ce que je peux dire, c'est
que Lee Marvin et Toshiro Mifune étaient les hommes forts et attractifs
que je n'étais pas mais que je rêvais d'être! (rires)
Vous avez tourné
le film au Panama, y a t-il eu des difficultés dues au fait que le livre
de John Le Carre n'avait pas été apprécié là
bas?
C'est vrai qu'il
y avait un peu d'hostilité dans l'air quand je suis arrivé là
bas, parce que le roman est assez critique avec le Panama. Mais le président
du Panama est une femme charmante, et quand elle a entendu que Pierce Brosnan
était dans le film, tout à coup, elle a fait en sorte que tous
les endroits où nous voulions tourner nous soient rendus accessibles!
(rires) Nous avons ainsi pu tourner dans le palais présidentiel, dans
le canal de Panama, tout est devenu très facile et je lui en sais gré!
Vous aviez déjà
tourné dans plusieurs endroits de la planète avant Le Tailleur
de Panama: l'Amazonie pour La Forêt d'Emeraudes, la Malaise
pour Rangoon, le Pacifique Nord pour Duel dans le Pacifique...
Cela vous motive-t-il en tant que réalisateur?
Oui, je suis comme
un explorateur, j'adore partir dans des endroits que je ne connais pas, m'aventurer
dans des nouvelles sociétés, des nouvelles cultures. C'est un
des privilèges du mêtier de réalisateur. J'ai adoré
aller au Panama, c'est un petit pays assez étrange, irréel, coincé
entre deux énormes continents, miné par le blanchiment d'argent,
la corruption, le trafic de drogue. C'est de plus un véritable paradis
fiscal, et puis il y a ce fameux canal au milieu... C'est un ensemble très
exotique qui m'a complètement fasciné!
Avez vous fait
beaucoup de repérages au Panama avant le tournage?
Oui, j'ai passé
pas mal de temps au Panama avant le tournage, pour repérer tous les lieux.
C'est une habitude que j'ai prise du temps où je faisais des documentaires.
Tournez-vous
encore des documentaires?
J'en ai tourné
un il y a deux ans, c'était un hommage à Lee Marvin pour la chaîne
câblée American Film Classics. C'était ma façon de
payer ma dette envers Lee, qui a vraiment contribué à lancer ma
carrière de réalisateur.
Vos films ont
tous une dimension morale et politique.
J'aime que mes
films possèdent un véritable fonds de pensée, quelque chose
qui les relie à la société. J'aime traiter de sujets inscrits
dans leur époque.
Desquels de
vos films êtes vous le plus fier?
J'ai une affection
toute particulière pour Hope & Glory parce que c'est un film
hautement personnel. Excalibur est aussi très important pour moi,
le mythe d'Excalibur a toujours été une sorte de référence
pour moi, et j'ai toujours voulu faire un film qui couvre toute la légende
arthurienne. C'était un projet très ambitieux de réaliser
Excalibur, et il y a certainement des faiblesses dans ce film, mais je
suis vraiment très content d'avoir pu le réaliser.
Avant Excalibur,
vous aviez travaillé pendant 6 mois sur une adaptation du Seigneur
des Anneaux avec Rospo Pallenberg, mais ce travail n'avait pas porté
ses fruits. 20 ans plus tard, Le Seigneur des Anneaux est en train de devenir
une réalité cinématographique sous l'impulsion de Peter
Jackson. Quelles réflexions cela vous inspire t-il?
Le Seigneur
des Anneaux de Tolkien est une de mes oeuvres de chevet. Rospo et moi avons
consacré beaucoup de temps à l'écriture du scénario,
mais ce projet demandait un budget très lourd, les techniques infographiques
n'existaient pas encore, de plus United Artists était dans une situation
financière assez fragile, donc le projet est passé au point mort
en raison de son coût. J'ai essayé de le ressusciter à plusieurs
reprises mais sans réussite. Finalement, Le Seigneur des Anneaux est
devenu un dessin animé de Ralph Bakshi. Quand j'ai rencontré Tolkien,
et qu'il m'a demandé comment nous allions adapter son roman, je lui ai
dit: "Ce sera un film". Il était énormément soulagé
de savoir cela, car son pire cauchemar était que son livre devienne un
dessin animé! Heureusement, il est mort avant de voir son cauchemar prendre
forme!
Ce que j'espère,
c'est que Peter Jackson va réussir son pari. Naturellement, je suis un
peu jaloux de le voir réaliser ce film, mais j'ai surtout très
envie et très hâte de le voir! Personnellement, j'ai appris beaucoup
de choses en travaillant sur cette adaptation du Seigneur des Anneaux, des choses
que j'ai pu transposer dans Excalibur. Donc, j'estime ne pas avoir fait
ce travail en vain.
Vous avez souvent
insisté sur le pouvoir de transmission culturelle, humaine, familiale
des films... Pensez-vous être un réalisateur en accord avec cette
vision?
J'aime faire des
films en famille.. J'ai beaucoup d'enfants et je réalise mes films un
peu comme un père s'occupe de sa famille! Je dis toujours aux acteurs
et aux équipes de tournage: "Mesurez vos idées, vos émotions,
vos motivations profondes, car elles finiront toujours par transparaître
à l'écran". Si l'on regarde Le Tailleur de Panama,
en dépit d'une certaine noirceur dans le propos, il y a une véritable
joie qui se dégage du film, qui provient de la façon dont tout
le monde a travaillé, ensemble, avec beaucoup d'entrain. Et cette joie
se communique aux spectateurs. A un niveau plus profond, je pense que les films
sont des oeuvres dépositaires de tous les mythes de l'humanité,
et des moyens de les raconter à nouveau, différemment. Voilà
pourquoi, à mon avis, les films ont un pouvoir aussi important, ils sont
reliés à l'inconscient humain, ils ont comme des rêves éveillés...
Entretien
réalisé à Paris par Yannis Polinacci & Robin Gatto