Penser Hors Pistes
Je suppose que le festival Hors Pistes n’existerait pas en tant que tel s’il était possible d’écrire un texte résumant ses objectifs. Il me semble que toute sa légitimité vient justement de là : ce n’est pas un « festival sur ». Les films qui y sont montrés n’ont pas particulièrement de points communs (tant d’un point de vue formel que narratif). Les auteurs de ces films ne sont pas forcément des cinéastes - ils peuvent être aussi photographes, artistes plasticiens, chorégraphes, metteurs en scène de théâtre…
On pourrait toujours réussir à trouver un fil conducteur à cette programmation : on sait (et on constate chaque jour) que toutes les inventions thématiques sont possibles à partir de n’importe quoi. Homogénéiser, classer, titrer, c’est ranger, c’est rendre les choses univoques, combattre la polysémie, l’ambiguïté, la diversité. C’est le rêve de tous les tyrans.
L’intérêt d’Hors Pistes est d’échapper à toute désignation, slogan, logo : rendre impossible la réduction de la pensée et du langage. Privilégier l’éclat, les scintillements. On pourrait même dire qu’Hors Pistes est un regroupement (momentané) d’éclats de matériaux hétéroclites dans un même temps et dans un même lieu. Un regroupement qui n’est ni un collage ni un montage, dont les éclats suivront ensuite leurs destins singuliers. Comme écrivait Richard Brautigan : « Peut-être qu’il pleuvait fort. C’est ça, mon nom. Ou alors vous êtes allé à pied quelque part. Il y avait des fleurs partout. C’est ça, mon nom. Peut-être que vous avez regardé fixement l’eau d’une rivière. Il y avait quelqu’un près de vous qui vous aimait. On allait vous toucher. Vous l’avez senti avant que cela n’arrive. C’est ça, mon nom. » Finalement dans Hors Pistes, mon nom, les noms, la nomination, on s’en fout.
Du coup, c’est comme un cadeau, une surprise : on ne peut pas savoir à l’avance de quoi il s’agit. Ca peut donc être pour le spectateur le plaisir de la découverte inattendue : un film et un spectacle conçus par un chorégraphe sur (et avec) une danseuse de l’opéra de Paris proche de la retraite. Ou au contraire celui de la reconnaissance : un type dépressif obnubilé par Vincent Gallo traverse la Manche pour rencontrer son idole ; il la rate, évidemment (fiasco). Un regard sur l’inimaginable : Meryl Streep dansant et chantant avec des marionnettes dans une comédie musicale. Ou encore le ravissement de se faire embarquer dans un trip : accompagner un type à travers les paysages sublimes d’un désert mexicain ; manger du peyotl ; halluciner.
Du point de vue des genres aussi, Hors Pistes privilégie la diversité. « Films d’auteurs », « films d’artistes », images numériques, documentaires, fictions… Ici, pour une fois et pour notre tranquillité, le genre n’est pas en question. D’emblée, on échappe à ce débat.
Personnellement, sans doute parce que je ne suis pas une « spécialiste » du cinéma (c’est pour cette raison, je crois, qu’on m’a commandé ce texte), je n’ai pas regardé ces films en pensant au Cinéma. Je les ai vus comme des créations contemporaines s’inscrivant avec une grande pertinence dans leur temps, le nôtre - tissé de réseaux, de liens, de mixages, de sauts spatio-temporels, d’errances. Des créations désinhibées pour lesquelles la question de l’appartenance à un ou des champs particuliers ne semble pas se poser (sauf exceptions).
Si on tape « hors pistes » sur un moteur de recherche, on constate que la plupart des manifestations, associations, pratiques s’abritant sous cette désignation sont animées par un désir de parler de ce qui aurait été oublié ou négligé, de ce qui ne trouve pas sa place, de ce qui est inclassable. Le fait que cette appellation soit extrêmement courante et concerne des domaines très variés est finalement assez rassurant et positif. Cela signifie certes que la société fonctionne globalement sur le système des cases à remplir (soit une tentative de mise en ordre et aux ordres qui n’est pas nouvelle), mais cela signifie aussi que les « marges » - enfin, ce qu’on appelait les marges, qui d’un point de vue topographique n’en sont plus, mais pour lesquelles on n’a pas, à ma connaissance, trouvé de nouvelle appellation - sont vivaces, non plus sur le mode de la mise à l’écart volontaire, mais sur celui de l’action et de la production à l’intérieur même de la société. Pour le moins symptomatique, à cet égard : la pratique du Hors Pistes au Centre Pompidou !
Elisabeth Wetterwald
Critique d’art, commissaire d’exposition, enseignante en histoire de l’art
28, 29 ET 30 MARS 2008
3e édition internationale non compétitive
HORS PISTES, imaginé par le Centre Pompidou,
mis en place avec le soutien de l’Agence du court métrage,
présente 12 moyens métrages internationaux,
parmi les 450 reçus, en 12 séances,
dans la salle cinéma 2 du Centre Pompidou, les 29 et 30 mars 2008.
BRB de Miri Segal (33’) Israël
Cène de Andy Guérif (31’) France
Faceless de Manu Luksch (50’) Autriche
Les Hommes sans gravité d’Eléonore Weber (38’) France
In the Wake of a Deadad de Andrew Kötting (64’) GB
Meeting Vincent Gallo de Julien Hallard (42’) France
Profit Motive and the Whispering Wind de John Gianvito (58’) USA
Rice Bowl Hill Incident de Christian Merlhiot (40’) France
The Music of Regret de Laurie Simmons (40’) USA
Véronique Doisneau de Jérôme Bel et Pierre Dupouey (37’) France
Wadley de Matias Meyer (56’) Mexique
Water Buffalo de Christelle Lheureux (33’) France