Carlos Reygadas a d'abord étudié le droit international et les
conflits armés avant de revenir à son premier amour. Après
plusieurs courts métrages tournés en Belgique en 1998, il réalise
son premier long métrage au Mexique, son pays natal. Tourné en
cinémascope avec des acteurs non professionnels, Japon a ébloui
le dernier festival de Cannes où il remporta une mention à la
Caméra d'Or. Nous avons rencontré ce jeune cinéaste très
prometteur sur la Croisette en mai dernier.
Pourquoi avez-vous voulu faire des films ?
Parce que j'ai un ego énorme. (rires) Je cherche toujours la réponse.
Je pense que je voulais faire de belles choses pour émouvoir les gens.
Je veux faire des films qui peuvent toucher le cœur des spectateurs.
Vous avez étudié le droit international et avez travaillé
pour l'ONU. Vous êtes même devenu un expert en conflits armés.
Est-ce que cela a eu une influence sur le cinéaste que vous êtes
aujourd'hui ?
Je ne pense pas. C'était une période intéressante et
excitante. J'aime vraiment ce qui touche au droit international. Je pouvais
vraiment m'exprimer dans ce domaine. Mais j'aime le cinéma depuis mon
adolescence, j'ai toujours su qu'un jour je ferais des films.
Pourtant, un de vos premiers courts métrages, Prisonniers,
avec Pierre Lekeux (Strass), parlait de conflit armé …
Vous avez raison. (rires) C'est mon expérience sur les conflits armés
qui m'a inspiré pour ce film. J'ai trouvé cette belle idée
: deux amis doivent s'entretuer car ils sont sous l'égide de grandes
puissances politiques, des choses qui les dépassent. C'était un
film sur la stupidité de la guerre. Mais ce que je peux dire, c'est que
beaucoup de choses peuvent inspirer un film. Par exemple, je suis chasseur,
il y a donc des chasseurs au début de Japon. (sourire)
Quelle idée était au départ de Japon ?
Quand j'étais enfant, j'allais à l'endroit où va le personnage
principal du film. Il y avait là une énorme maison en pierres
et je me demandais comment diable les gens avaient pu transporter tant de pierres
à cet endroit. J'ai donc demandé autour de moi et on m'a répondu
que le sentier qui passe derrière la maison était à l'époque
la seule route qui menait hors du village, les villageois avaient donc l'habitude
de l'emprunter en portant de lourds chargements, lorsqu'ils allaient dans les
marchés ou les foires par exemple. Cette maison était en quelque
sorte un genre d'auberge qui accueillait les voyageurs. Quand je l'ai vue, c'était
un endroit abandonné mais magnifique. Il y avait la même petite
annexe que celle où vit la vieille femme dans le film. En fait, elle
était occupée par la famille la plus pauvre du village. Tout cela
m'a inspiré pour le film.
Il y a une grande alchimie entre la nature et l'homme dans le film …
Oui, mais le sujet du film n'est pas tellement la nature. J'aurais pu faire
ce film dans une ville où le personnage aurait été entouré
par la même horrible et puissante force. Je ne veux pas suggérer
que cet homme doit retourner vers la nature pour se régénérer.
Pour moi, la vie à la campagne ou en ville, c'est la même chose.
Parfois c'est magnifique, parfois c'est horrible. Chaque chose en ce monde a
une part d'ambiguïté. Sauf peut-être les trafiquants d'armes.
Il n'y a rien de beau en eux. Mais sinon tout est intéressant, tout dépend
la façon de regarder. Personnellement, je me sens bien avec la nature,
mais je ne dirai jamais que c'est le paradis sur Terre.
Tarkovski semble avoir été une grande inspiration pour ce
film …
Oui, je voulais que le son et l'esthétique aient une vraie force dans
le film et ne pas me reposer uniquement sur les aspects dramatiques. Je pense
que le monde est une combinaison de sons et d'images, qui peuvent parfois rendre
fou. Les films de Kiarostami montrent bien cela. Certains pensent que ses films
ne parlent que de gens qui se rendent toujours au même endroit, mais ils
sont très intéressants en terme d'images et de sons. Il y a toujours
des sons très intéressants dans ses films. C'est la même
chose pour le foot. Vous pouvez le voir comme un jeu bizarre avec 22 personnes
courrant après un ballon, ou comme un jeu purement stratégique
riche en drame et en passion.
Parlez-nous d'Alejandro Ferreti et de Magdalena Flores …
Alejandro Ferreti est un ami de longue date qui a inspiré le personnage
principal. Magdalena Flores est une vieille dame que nous avons trouvée
après avoir auditionné presque 300 femmes. Je pense qu'ils sont
tous deux merveilleux dans le film, pas au sens d'acteurs classiques, mais plutôt
comme les acteurs de Bresson. Ils faisaient ce que je leur disais sans être
jamais plongés dans les motivations intérieures des personnages.
Leur façon de bouger et de parler était suffisante pour définir
leurs personnages. Ils ne se préoccupaient pas de leur image, ils n'avaient
aucune vanité.
Le plan-séquence final est impressionnant. A-t-il été
dur à tourner en termes de logistique ?
Ce que vous me dites est intéressant car des gens détestent
ce plan et me critiquent beaucoup à ce propos. Même s'il y a des
éléments critiquables dans le film, j'aime vraiment ce plan en
fait. Nous avons passé quatre jours à préparer ce travelling
de plus d'un kilomètre de longueur. L'idée de ce plan, qui est
à la fois circulaire et linéaire, est inspirée par la musique
d'Arvo Pärts Cantus in Memory of Benjamin Britten. Mon oncle et
moi avons construit une sorte de grue avec plateau rotatif. L'opérateur
était à l'avant du plateau, tandis que nous faisions contrepoids
et que nous poussions la grue. Nous avons répété la plan
plusieurs fois avant de le réussir en deux prises seulement.
C'était une façon superbe de terminer le film. Des gens me disent
: " On comprend qu'il y a eu un accident à la fin. Pourquoi avez-vous
ajouté tous ces mouvements de caméra ? " D'une certaine manière,
la vieille femme a été emmenée loin de l'homme et l'homme
a été emporté loin d'elle. C'est un jeu entre la vie et
la mort que j'ai voulu exprimer dans le film avec des mouvements centrifuges
et centripètes. Dans le film, tout tourne autour de l'homme en se rapprochant
du centre, de la vie. Dans le plan final, on va vers l'extérieur, vers
la mort. Mais cette mort justifie tout le film. Je pense que ce motif symbolise
aussi tout ce qui nous entoure.
Robin Gatto & Yannis Polinacci